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Mort d’Alain Delon : la sourde ambivalence de l’homme et de l’acteur

Dans le couple de vedettes antagonistes qu’il forma avec le gouailleur et extraverti Jean-Paul Belmondo, Alain Delon aura toujours incarné le silence, le mutisme, l’enfermement sur lui-même. Lors de la sortie de L’Insoumis (1964), d’Alain Cavalier, François Mauriac note dans Le Figaro littéraire ce compliment perfide : « Il ne parle jamais si bien que quand il se tait. » Il faut interroger cette rareté de paroles. Etait-elle la rançon de cette séduction charnelle et brutale qui se passe royalement de mots ? Etait-elle le lieu d’une rupture avec une tradition proprement française fondée sur l’amour de la langue et de la rhétorique ? Le signe de quelque secret inavouable à protéger ? Mais quel secret ? Peut-être celui de la sourde ambivalence de l’acteur, trait qui le définit le mieux, comme homme et comme acteur, et qui explique le trouble qu’il suscite.
Ce trouble, il est entendu qu’il faut taire les chocs dont il procède. Le grand art et le vil commerce. La grâce et la violence. L’angélisme et la turpitude. La féminité et la virilité. Les régulières et les maîtresses. Le flic et le voyou. Les actes progressistes et l’idéologie réactionnaire. Il y a trop de scandale à ce que tout cela tienne ensemble. Le signe du double, frappé comme une désirable infamie au frontispice de sa carrière, arrive pourtant très tôt, avec la prise de succession de Gérard Philipe. Les dates sont frappantes. Idole du cinéma français des années 1950, incarnation d’une tradition idéalisée, le doux et romantique Philipe est emporté par un cancer en 1959. L’année précédente, Delon décroche son premier rôle principal dans Christine, de Pierre Gaspard-Huit, remake médiocre du Liebelei, de Max Ophuls, dans lequel il incarne un jeune lieutenant amoureux au destin tragique.
Ce rôle n’est pas si éloigné de celui tenu par Gérard Philipe dans l’un de ses plus grands succès, Les Grandes Manœuvres (1955), de René Clair. Ce ne sera pas la première coïncidence réunissant les deux icônes masculines du cinéma français, comme le prouve Christian-Jaque, qui réalisera à douze ans de distance Fanfan la Tulipe (1952) avec le premier et La Tulipe noire (1964) avec le second, Delon interprétant en la circonstance le double rôle de frères jumeaux, aristocrates œuvrant pour la justice à la veille de la Révolution française. Mais c’est évidemment moins dans la ressemblance que dans la dissemblance avec Gérard Philipe que Delon va se substituer à ce dernier dans le cœur des spectateurs.
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